1
Comme tous les jours depuis cinq ans,
Luce s’en alla de son travail vers 18h. Elle se sentait bien, heureuse,
comblée. Le vide qu’elle avait ressenti durant toutes ces années était enfin
parti. Elle avait cueilli le bonheur au passage, et, cette fois-ci, il était
resté à ses côtés. Le bonheur, c’était Xavier. Cela faisait un petit moment
qu’ils se connaissaient, mais elle était trop déprimée pour s’imaginer quoi que
ce soit entre eux. Les âmes se rencontrent quand les personnes se confient, se
vident de tous les tracas qui les perturbent. Les âmes se côtoient, les âmes
s’apprécient, et si Cupidon a bien fait les choses, les âmes se découvrent
sœurs et finissent par s’unir. C’est ce qu’il s’était passé pour Luce et
Xavier. Leur symbiose les étonnait jour après jour. Ils étaient faits pour être
ensemble. Luce, qui ne croyait pas à toutes ces histoires, avait bien fini par
admettre que tout cela était étrange, cette rencontre (pourquoi à ce moment-là,
pourquoi lui et pas un autre), cette envie de se confier alors qu’elle avait
toujours eu du mal à le faire, cette attirance qu’elle avait pour lui alors
qu’il était l’opposé du physique masculin qu’elle aimait habituellement. C’est
avec cet homme qu’elle se voyait vieillir. Pour la première fois, elle avait
réussi à voir très loin dans son avenir. Pour la première fois, elle mesurait
le bonheur de vivre. Ce bonheur qu’avaient découvert ses amies bien avant elle.
Et comme souvent, on croit les gens heureux, mais parfois certains cachent des
douleurs qu’ils ne peuvent soulager.
Luce et Xavier avaient un caractère et
une personnalité étonnamment similaires, le trait les caractérisant le plus
étant de faire passer autrui avant eux-mêmes. Rendre les gens heureux était
leur but. Cela se caractérisait sous différentes formes, suivant les personnes : un appel, un bouquet de fleurs, un lit
temporaire chez eux… Ils essayaient de penser aux autres, d’être serviables au
possible. « La vie est dure, être aimable l’adoucit » était une
phrase que Luce s’était inventée et qu’elle se répétait souvent.
Elle prit son téléphone et composa le
numéro de portable de Xavier. Comme tous les soirs, elle lui laissa un
message pour le prévenir de son départ de la société. Ce n’était pas du
flicage, juste une simple et belle attention qu’elle lui témoignait. Xavier
n’avait pas de travail en ce moment, cela allait faire trois mois qu’il était
au chômage. Le soir, quand elle rentrait, il faisait en sorte qu’ils puissent
manger immédiatement pour avoir le reste de la soirée disponible et vaquer à
leurs occupations. La journée leur paraissait plus longue de ce fait.
Elle arriverait donc de bonne humeur,
d’abord pour remonter le moral de Xavier, mais aussi parce qu’elle avait pour
habitude de vouloir transmettre sa joie de vivre. C’était bien connu, quand on
croise une personne qui nous sourit, cela devient généralement contagieux.
Elle monta dans sa voiture, la fit
démarrer, alluma la musique, ouvrit légèrement sa fenêtre et la voilà partie
pour une demi-heure de trajet, ce qui est peu quand on travaille en région
parisienne.
Sur l’air de Sing For Absolution, Luce se mit à fredonner le refrain. Il y avait
des morceaux qui donnaient la pêche, d’autres, comme celui-là, qui rendaient un
peu nostalgique. Luce se mit à ressasser quelques souvenirs qui lui firent
monter une émotion qui se faisait rare ces derniers temps. Sa vue se brouilla,
malgré ses efforts pour penser positif à nouveau. Quand certains moments refont
surface, d’autres viennent s’insérer pour semer le trouble en nous, la
confusion dans notre mémoire. Luce décida de refouler ces instants en secouant
la tête. Elle changea de piste sur le CD pour en mettre une plus rythmée et
monta le son. Malgré tout, une chose ne quittait pas son esprit. De rage, elle
appuya d’un coup sec sur l’accélérateur. Elle se trouvait à ce moment-là en
plein centre-ville. Elle pila juste à temps devant un feu rouge, brouillé par
des larmes qui avaient commencé à couler quelques secondes auparavant. Elle
respira un bon coup, se disant que la maman et son enfant sur le trottoir à sa
droite auraient pu traverser à ce moment, et que si sa voiture n’avait pas eu
de bons freins, elle n’aurait pas pu les éviter… Positiver, toujours voir le
meilleur dans chaque situation, aussi malheureuse qu’elle puisse être. Elle
réussit donc, par le biais de cette maman, à reprendre le dessus sur son coup
de déprime.
Une fois le feu vert, elle repassa la
première, monta rapidement en vitesse, pour stabiliser la voiture à 50 km/h.
Elle avait l’habitude de respecter les limitations. Son code, elle le
connaissait sur le bout des doigts, même au bout de dix ans de permis.
Puis, tout arriva très vite dans sa
tête : le rétroviseur, le camion, le bébé, la route, le passage-piéton, la
maman. Elle n’eut pas le temps de tout mettre en ordre. Elle eut l’instinct de
piler, tout en fixant le regard de la mère. C’était le moment où jamais.
C’était devenu une évidence.
2
Les pompiers furent sur les lieux très
rapidement, leur caserne étant à 300 mètres de l’accident. Ils débloquèrent la
porte du conducteur, retirèrent délicatement la tête du volant, coupèrent la
ceinture de sécurité, la dégagèrent tout en douceur. Les jambes étaient
coincées par la compression du siège vers le volant, due au choc du camion.
Xavier arriva en trombe à l’hôpital. Il
avait encore du mal à comprendre ce qu’il faisait là. C’était une chose à
laquelle il n’avait encore jamais songé. Il avait trouvé le bonheur, avait
enfin compris ce que c’était, il n’avait donc pas réalisé qu’un bonheur pouvait
être très injustement enlevé. De nos jours, beaucoup de couples se séparent, et
de ce fait, on pense perdre son âme sœur de cette façon-là plus que de la
manière la plus dure qu’il soit : la mort. La mort qui, lorsqu’on est
jeune, ne prévient pas. Elle vous prendra au bout de la rue, que ce soit un
bus, une voiture, une moto. Elle peut vous prendre lorsque vous êtes à pied, en
voiture, chauffeur ou passager. La mort est finalement une bonne rivale à la
séparation, l’adultère, toutes ces choses qui tuent un couple à petit feu. Il
est vrai que ce sont de longues agonies, la mort étant elle-même plus directe.
Dans le cas de Luce, cela risquait d’être démontré différemment. La mort peut
savoir être immonde… Mourir d’agonie jeune… Mourir lentement... Se sentir doucement
partir et ne pouvoir rien y faire… À part attendre qu’elle nous prenne
définitivement. Voir les gens que l’on aime implorer Dieu de faire un geste,
d’abréger les souffrances ou d’éloigner la mort, de ne pas nous prendre si tôt.
Luce était toujours en vie, pour le
moment. Xavier n’en pouvait plus d’attendre. Mais l’attente n’est pas forcément
mauvais signe. Que l’opération dure 1 heure ou 5 heures, cela lui laisserait
toujours une parcelle d’espoir jusqu’au moment où le chirurgien allait pointer
son nez dans la salle d’attente. Moment fatidique. Moment de supplice. Scruter
le regard de l’homme en face de soi. Il ne sourcillait pas. Le pauvre, il
devait en voir tellement chaque jour. C’était son métier après tout… Xavier vit
cet homme tant attendu entrer dans la salle et s’approcher de lui. Les mots
résonnèrent dans sa tête. Il n’arrivait pas à comprendre ce qui venait de lui
être dit. « Bon Dieu, mais que m’arrive-t-il ? » fut la dernière
phrase qu’il put formuler. Il s’effondra par terre, tout autour de lui
s’enfonça en même temps que sa descente.
Le chirurgien le releva, l’assit sur un
siège, demanda de l’eau à une infirmière qui passait par là. Il lui tendit le
gobelet, s’assit à côté de lui, le prit par l’épaule. Il essaya de le calmer
pour pouvoir enfin répéter ce qu’il venait de dire.
― Monsieur, ne vous emballez pas, tout
s’est bien passé. Vous m’entendez ? Calmez-vous. Votre amie Luce est en
salle de réveil. Vous allez bientôt pouvoir la rejoindre.
Xavier leva la tête vers l’homme, il ne
croyait pas ce qu’il venait d’entendre.
― C’est vrai ? Elle est
sauvée ? Sauvée ? Malgré
l’état dans lequel elle était, vous l’avez sauvée ? s’exclama-t-il en
pleurant.
― Doucement, Monsieur. Elle est tirée
d’affaire, oui, elle est toujours parmi les vivants, mais nous sommes obligés
de la mettre sous respiration artificielle pour le moment. Elle comprend ce que
nous disons, mais elle n’a pas vraiment de réaction. Vous pouvez la veiller,
mais évitez de trop lui parler. Elle va avoir besoin de beaucoup de repos.
Votre présence à ses côtés lui sera néanmoins très bénéfique. Montrez-lui à
quel point vous l’aimez, cela lui donnera la force de poursuivre dans la voie
de la guérison. La volonté nous permet d’accomplir tellement de choses…
3
Xavier avait envie de pleurer, encore et
encore. Sa Luce d’amour était allongée devant lui, sans réaction. On aurait dit
un corps sans vie, si ce n’était qu’un respirateur le tenait au fil de
l’espoir. Elle avait le visage bandé, à cause de diverses commotions qu’il avait
subies. La ceinture de sécurité avait retenu le corps, sans cela il aurait été
projeté à travers le pare-brise. Mais le choc fut tellement violent que la
ceinture ne l’avait pas bloqué suffisamment ou assez rapidement. Le corps avait
commencé une sorte d’éjection du siège, la tête avait tapé dans le pare-brise
avec une force impressionnante, puis était retombée brutalement sur le volant.
Les différents impacts sur le visage et des éléments de la voiture ont pu
démontrer l’intensité du choc. Ce qui est encore plus dur, c’est que des
passants, jeunes ou moins jeunes, ont été témoins de cet accident. Il est
difficile de faire partir de telles images de sa mémoire, peu importe notre âge
et notre vécu. Les douleurs de la vie nous façonnent, oui, mais de telles images
qui nous reviennent sans cesse, c’est invivable…
Le camionneur, quant à lui, n’avait rien
eu. L’avant du camion avait été un peu abîmé, mais rien d’alarmant. Il avait
cependant eu très peur pour la dame devant lui. Pauvre dame…
Xavier remercia le ciel, ou ce qu’il
pouvait y avoir comme ange gardien, pour avoir su garder en vie la femme de ses
rêves. Ce qu’il craignait aujourd’hui, c’était le prix à payer… Des séquelles
physiques, mentales, pour elle comme pour lui, si elle allait s’en sortir, si
elle allait succomber. Espérer en vain ou non…
4
Je
le sais, je le sens. Je suis sur Terre pour sauver des vies. Les gens ne le
savent pas, mais je suis là pour eux. Ce matin, je me suis levée le cœur léger.
On m’avait donné une mission. À moi. MOI. Enfin, ce jour-là était arrivé. Je
suis vouée à vous, chers amis. Mon état n’aura aucune importance.
Ce
matin donc, je me suis sentie légère au lever. Et pour cause : je flottais
dans les airs. Mon cœur devait être si heureux que mes pieds ne touchaient plus
terre. Mon subconscient connaissait le programme de la journée. J’allais sauver
quelqu’un et en soulager mes douleurs.
Existe-t-il
un dieu ? Ou une présence gardienne de notre vie, de notre avenir, une
présence capable de nous diriger dans notre quotidien ? Toujours est-il
que je sens cette présence chaque jour, principalement aux moments de détresse,
mais tous les matins au lever je sens qu’elle est là, et qu’elle me suivra
jusqu’à ma nuit.
Aujourd’hui
j’ai sauvé quelqu’un et je remercie cette force divine de m’avoir permis
d’accomplir ce que je craignais, de m’avoir donné la force de le faire sans
réfléchir. Ma réflexion étant mon ange gardien lui-même.
5
Xavier accompagna Luce dans sa chambre,
et s’installa à son chevet. Il n’arrivait pas à se projeter dans l’avenir. Pas
tant qu’elle ne serait pas réveillée et réellement hors de danger. Il avait
éteint son portable, il ne se sentait pas en mesure d’appeler leurs proches
dans l’immédiat. « C’est cruel, pensait-il, mais c’est plus fort que moi. »
Il contemplait sa beauté, sa beauté dévastée par un camion, son amour sous
l’emprise de calmants, son futur tellement proche devenir incertain.
« Les choses tiennent à un fil.
Comment s’imaginer ce qu’il peut se passer durant une journée ? On dit
qu’il faut toujours profiter de l’instant présent, faire comme si l’on risquait
de ne plus être de ce monde demain. Mais comment pouvons-nous être toujours de
bonne humeur, enjoués de ce qu’il peut nous arriver durant cette journée ?
Il est tellement dur de prendre des défaites du bon côté, de dures épreuves
comme des leçons que la vie nous donne. J’ai embrassé Luce ce matin, lui ai dit
de passer une bonne journée. Mais si je ne l’avais pas fait, si je m’étais
fâché avec elle pour une raison quelconque, ou si je ne m’étais pas réveillé
quand elle partait, me serais-je reproché de ne pas l’avoir fait sourire le
restant de mes jours ? Comment pouvons-nous être tout le temps heureux,
positifs, ne voir que le bon côté de la vie ? » Xavier se sentit partir
dans de lugubres pensées, il se rendit compte qu’il n’arrivait pas à réfléchir
comme il le souhaitait. Il voulait parler d’une chose, mais cela aboutissait
sur un autre sujet. La fatigue, la fatigue, il allait falloir y remédier.
Peut-être partir se reposer un peu, prévenir la famille de Luce, lui ramener
des affaires. Cela lui raviverait l’esprit : sentir son parfum préféré,
peut-être aussi celui de Xavier, entendre de la musique familière. Xavier pensa
lui ramener un livre dont il pourrait lui lire quelques pages chaque jour.
« Je trouverai des choses à faire en ta compagnie, ma douce. Je ne suis
pas près de te lâcher. Je t’aime… »
Et il se laissa aller. Après avoir
longtemps retenu le stress et l’angoisse qui l’avaient envahi, il se mit à
pleurer en silence. Il aurait aimé être loin d’elle à ce moment-là, pour
qu’elle ne ressente pas ses peurs, mais peut-être qu’au final, elle aurait
envie d’ouvrir les yeux pour lui montrer qu’elle allait se remettre vite, par
amour pour lui. Avec des si, on pourrait refaire le monde…
Très envie de connaître la suite
RépondreSupprimerOh merci du compliment :) Le roman sort aujourd'hui justement chez les Editions Persée. J'espère qu'il va plaire... Un peu le trac des retours...
SupprimerJ'avais oublié de cocher m'informer ; )
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