samedi 18 juillet 2015

Ces douleurs que l'on cache - premiers chapitres


1



Comme tous les jours depuis cinq ans, Luce s’en alla de son travail vers 18h. Elle se sentait bien, heureuse, comblée. Le vide qu’elle avait ressenti durant toutes ces années était enfin parti. Elle avait cueilli le bonheur au passage, et, cette fois-ci, il était resté à ses côtés. Le bonheur, c’était Xavier. Cela faisait un petit moment qu’ils se connaissaient, mais elle était trop déprimée pour s’imaginer quoi que ce soit entre eux. Les âmes se rencontrent quand les personnes se confient, se vident de tous les tracas qui les perturbent. Les âmes se côtoient, les âmes s’apprécient, et si Cupidon a bien fait les choses, les âmes se découvrent sœurs et finissent par s’unir. C’est ce qu’il s’était passé pour Luce et Xavier. Leur symbiose les étonnait jour après jour. Ils étaient faits pour être ensemble. Luce, qui ne croyait pas à toutes ces histoires, avait bien fini par admettre que tout cela était étrange, cette rencontre (pourquoi à ce moment-là, pourquoi lui et pas un autre), cette envie de se confier alors qu’elle avait toujours eu du mal à le faire, cette attirance qu’elle avait pour lui alors qu’il était l’opposé du physique masculin qu’elle aimait habituellement. C’est avec cet homme qu’elle se voyait vieillir. Pour la première fois, elle avait réussi à voir très loin dans son avenir. Pour la première fois, elle mesurait le bonheur de vivre. Ce bonheur qu’avaient découvert ses amies bien avant elle. Et comme souvent, on croit les gens heureux, mais parfois certains cachent des douleurs qu’ils ne peuvent soulager.
Luce et Xavier avaient un caractère et une personnalité étonnamment similaires, le trait les caractérisant le plus étant de faire passer autrui avant eux-mêmes. Rendre les gens heureux était leur but. Cela se caractérisait sous différentes formes, suivant les personnes : un appel, un bouquet de fleurs, un lit temporaire chez eux… Ils essayaient de penser aux autres, d’être serviables au possible. « La vie est dure, être aimable l’adoucit » était une phrase que Luce s’était inventée et qu’elle se répétait souvent.
Elle prit son téléphone et composa le numéro de portable de Xavier. Comme tous les soirs, elle lui laissa un message pour le prévenir de son départ de la société. Ce n’était pas du flicage, juste une simple et belle attention qu’elle lui témoignait. Xavier n’avait pas de travail en ce moment, cela allait faire trois mois qu’il était au chômage. Le soir, quand elle rentrait, il faisait en sorte qu’ils puissent manger immédiatement pour avoir le reste de la soirée disponible et vaquer à leurs occupations. La journée leur paraissait plus longue de ce fait.
Elle arriverait donc de bonne humeur, d’abord pour remonter le moral de Xavier, mais aussi parce qu’elle avait pour habitude de vouloir transmettre sa joie de vivre. C’était bien connu, quand on croise une personne qui nous sourit, cela devient généralement contagieux.
Elle monta dans sa voiture, la fit démarrer, alluma la musique, ouvrit légèrement sa fenêtre et la voilà partie pour une demi-heure de trajet, ce qui est peu quand on travaille en région parisienne.
Sur l’air de Sing For Absolution, Luce se mit à fredonner le refrain. Il y avait des morceaux qui donnaient la pêche, d’autres, comme celui-là, qui rendaient un peu nostalgique. Luce se mit à ressasser quelques souvenirs qui lui firent monter une émotion qui se faisait rare ces derniers temps. Sa vue se brouilla, malgré ses efforts pour penser positif à nouveau. Quand certains moments refont surface, d’autres viennent s’insérer pour semer le trouble en nous, la confusion dans notre mémoire. Luce décida de refouler ces instants en secouant la tête. Elle changea de piste sur le CD pour en mettre une plus rythmée et monta le son. Malgré tout, une chose ne quittait pas son esprit. De rage, elle appuya d’un coup sec sur l’accélérateur. Elle se trouvait à ce moment-là en plein centre-ville. Elle pila juste à temps devant un feu rouge, brouillé par des larmes qui avaient commencé à couler quelques secondes auparavant. Elle respira un bon coup, se disant que la maman et son enfant sur le trottoir à sa droite auraient pu traverser à ce moment, et que si sa voiture n’avait pas eu de bons freins, elle n’aurait pas pu les éviter… Positiver, toujours voir le meilleur dans chaque situation, aussi malheureuse qu’elle puisse être. Elle réussit donc, par le biais de cette maman, à reprendre le dessus sur son coup de déprime.
Une fois le feu vert, elle repassa la première, monta rapidement en vitesse, pour stabiliser la voiture à 50 km/h. Elle avait l’habitude de respecter les limitations. Son code, elle le connaissait sur le bout des doigts, même au bout de dix ans de permis.
Puis, tout arriva très vite dans sa tête : le rétroviseur, le camion, le bébé, la route, le passage-piéton, la maman. Elle n’eut pas le temps de tout mettre en ordre. Elle eut l’instinct de piler, tout en fixant le regard de la mère. C’était le moment où jamais. C’était devenu une évidence.




2



Les pompiers furent sur les lieux très rapidement, leur caserne étant à 300 mètres de l’accident. Ils débloquèrent la porte du conducteur, retirèrent délicatement la tête du volant, coupèrent la ceinture de sécurité, la dégagèrent tout en douceur. Les jambes étaient coincées par la compression du siège vers le volant, due au choc du camion.

Xavier arriva en trombe à l’hôpital. Il avait encore du mal à comprendre ce qu’il faisait là. C’était une chose à laquelle il n’avait encore jamais songé. Il avait trouvé le bonheur, avait enfin compris ce que c’était, il n’avait donc pas réalisé qu’un bonheur pouvait être très injustement enlevé. De nos jours, beaucoup de couples se séparent, et de ce fait, on pense perdre son âme sœur de cette façon-là plus que de la manière la plus dure qu’il soit : la mort. La mort qui, lorsqu’on est jeune, ne prévient pas. Elle vous prendra au bout de la rue, que ce soit un bus, une voiture, une moto. Elle peut vous prendre lorsque vous êtes à pied, en voiture, chauffeur ou passager. La mort est finalement une bonne rivale à la séparation, l’adultère, toutes ces choses qui tuent un couple à petit feu. Il est vrai que ce sont de longues agonies, la mort étant elle-même plus directe. Dans le cas de Luce, cela risquait d’être démontré différemment. La mort peut savoir être immonde… Mourir d’agonie jeune… Mourir lentement... Se sentir doucement partir et ne pouvoir rien y faire… À part attendre qu’elle nous prenne définitivement. Voir les gens que l’on aime implorer Dieu de faire un geste, d’abréger les souffrances ou d’éloigner la mort, de ne pas nous prendre si tôt.
Luce était toujours en vie, pour le moment. Xavier n’en pouvait plus d’attendre. Mais l’attente n’est pas forcément mauvais signe. Que l’opération dure 1 heure ou 5 heures, cela lui laisserait toujours une parcelle d’espoir jusqu’au moment où le chirurgien allait pointer son nez dans la salle d’attente. Moment fatidique. Moment de supplice. Scruter le regard de l’homme en face de soi. Il ne sourcillait pas. Le pauvre, il devait en voir tellement chaque jour. C’était son métier après tout… Xavier vit cet homme tant attendu entrer dans la salle et s’approcher de lui. Les mots résonnèrent dans sa tête. Il n’arrivait pas à comprendre ce qui venait de lui être dit. « Bon Dieu, mais que m’arrive-t-il ? » fut la dernière phrase qu’il put formuler. Il s’effondra par terre, tout autour de lui s’enfonça en même temps que sa descente.
Le chirurgien le releva, l’assit sur un siège, demanda de l’eau à une infirmière qui passait par là. Il lui tendit le gobelet, s’assit à côté de lui, le prit par l’épaule. Il essaya de le calmer pour pouvoir enfin répéter ce qu’il venait de dire.
― Monsieur, ne vous emballez pas, tout s’est bien passé. Vous m’entendez ? Calmez-vous. Votre amie Luce est en salle de réveil. Vous allez bientôt pouvoir la rejoindre.
Xavier leva la tête vers l’homme, il ne croyait pas ce qu’il venait d’entendre.
― C’est vrai ? Elle est sauvée ? Sauvée ? Malgré l’état dans lequel elle était, vous l’avez sauvée ? s’exclama-t-il en pleurant.
― Doucement, Monsieur. Elle est tirée d’affaire, oui, elle est toujours parmi les vivants, mais nous sommes obligés de la mettre sous respiration artificielle pour le moment. Elle comprend ce que nous disons, mais elle n’a pas vraiment de réaction. Vous pouvez la veiller, mais évitez de trop lui parler. Elle va avoir besoin de beaucoup de repos. Votre présence à ses côtés lui sera néanmoins très bénéfique. Montrez-lui à quel point vous l’aimez, cela lui donnera la force de poursuivre dans la voie de la guérison. La volonté nous permet d’accomplir tellement de choses…




3



Xavier avait envie de pleurer, encore et encore. Sa Luce d’amour était allongée devant lui, sans réaction. On aurait dit un corps sans vie, si ce n’était qu’un respirateur le tenait au fil de l’espoir. Elle avait le visage bandé, à cause de diverses commotions qu’il avait subies. La ceinture de sécurité avait retenu le corps, sans cela il aurait été projeté à travers le pare-brise. Mais le choc fut tellement violent que la ceinture ne l’avait pas bloqué suffisamment ou assez rapidement. Le corps avait commencé une sorte d’éjection du siège, la tête avait tapé dans le pare-brise avec une force impressionnante, puis était retombée brutalement sur le volant. Les différents impacts sur le visage et des éléments de la voiture ont pu démontrer l’intensité du choc. Ce qui est encore plus dur, c’est que des passants, jeunes ou moins jeunes, ont été témoins de cet accident. Il est difficile de faire partir de telles images de sa mémoire, peu importe notre âge et notre vécu. Les douleurs de la vie nous façonnent, oui, mais de telles images qui nous reviennent sans cesse, c’est invivable…
Le camionneur, quant à lui, n’avait rien eu. L’avant du camion avait été un peu abîmé, mais rien d’alarmant. Il avait cependant eu très peur pour la dame devant lui. Pauvre dame…

Xavier remercia le ciel, ou ce qu’il pouvait y avoir comme ange gardien, pour avoir su garder en vie la femme de ses rêves. Ce qu’il craignait aujourd’hui, c’était le prix à payer… Des séquelles physiques, mentales, pour elle comme pour lui, si elle allait s’en sortir, si elle allait succomber. Espérer en vain ou non…




4



Je le sais, je le sens. Je suis sur Terre pour sauver des vies. Les gens ne le savent pas, mais je suis là pour eux. Ce matin, je me suis levée le cœur léger. On m’avait donné une mission. À moi. MOI. Enfin, ce jour-là était arrivé. Je suis vouée à vous, chers amis. Mon état n’aura aucune importance.
Ce matin donc, je me suis sentie légère au lever. Et pour cause : je flottais dans les airs. Mon cœur devait être si heureux que mes pieds ne touchaient plus terre. Mon subconscient connaissait le programme de la journée. J’allais sauver quelqu’un et en soulager mes douleurs.
Existe-t-il un dieu ? Ou une présence gardienne de notre vie, de notre avenir, une présence capable de nous diriger dans notre quotidien ? Toujours est-il que je sens cette présence chaque jour, principalement aux moments de détresse, mais tous les matins au lever je sens qu’elle est là, et qu’elle me suivra jusqu’à ma nuit.
Aujourd’hui j’ai sauvé quelqu’un et je remercie cette force divine de m’avoir permis d’accomplir ce que je craignais, de m’avoir donné la force de le faire sans réfléchir. Ma réflexion étant mon ange gardien lui-même.



5



Xavier accompagna Luce dans sa chambre, et s’installa à son chevet. Il n’arrivait pas à se projeter dans l’avenir. Pas tant qu’elle ne serait pas réveillée et réellement hors de danger. Il avait éteint son portable, il ne se sentait pas en mesure d’appeler leurs proches dans l’immédiat. « C’est cruel, pensait-il, mais c’est plus fort que moi. » Il contemplait sa beauté, sa beauté dévastée par un camion, son amour sous l’emprise de calmants, son futur tellement proche devenir incertain.
« Les choses tiennent à un fil. Comment s’imaginer ce qu’il peut se passer durant une journée ? On dit qu’il faut toujours profiter de l’instant présent, faire comme si l’on risquait de ne plus être de ce monde demain. Mais comment pouvons-nous être toujours de bonne humeur, enjoués de ce qu’il peut nous arriver durant cette journée ? Il est tellement dur de prendre des défaites du bon côté, de dures épreuves comme des leçons que la vie nous donne. J’ai embrassé Luce ce matin, lui ai dit de passer une bonne journée. Mais si je ne l’avais pas fait, si je m’étais fâché avec elle pour une raison quelconque, ou si je ne m’étais pas réveillé quand elle partait, me serais-je reproché de ne pas l’avoir fait sourire le restant de mes jours ? Comment pouvons-nous être tout le temps heureux, positifs, ne voir que le bon côté de la vie ? » Xavier se sentit partir dans de lugubres pensées, il se rendit compte qu’il n’arrivait pas à réfléchir comme il le souhaitait. Il voulait parler d’une chose, mais cela aboutissait sur un autre sujet. La fatigue, la fatigue, il allait falloir y remédier. Peut-être partir se reposer un peu, prévenir la famille de Luce, lui ramener des affaires. Cela lui raviverait l’esprit : sentir son parfum préféré, peut-être aussi celui de Xavier, entendre de la musique familière. Xavier pensa lui ramener un livre dont il pourrait lui lire quelques pages chaque jour. « Je trouverai des choses à faire en ta compagnie, ma douce. Je ne suis pas près de te lâcher. Je t’aime… »
Et il se laissa aller. Après avoir longtemps retenu le stress et l’angoisse qui l’avaient envahi, il se mit à pleurer en silence. Il aurait aimé être loin d’elle à ce moment-là, pour qu’elle ne ressente pas ses peurs, mais peut-être qu’au final, elle aurait envie d’ouvrir les yeux pour lui montrer qu’elle allait se remettre vite, par amour pour lui. Avec des si, on pourrait refaire le monde…